Prose [Pour des Esseintes]

Page créée le 30 mars 2007 à 15h47 par François Direz print pdf

PROSE
Stéphane MALLARMÉ

première parution : janvier 1885

Hyperbole ! de ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever, aujourd’hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu :

Car j’installe, par la science,
L’hymne des cœurs spirituels
En l’œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.

Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
Ô sœur, y comparant les tiens.

L’ère d’autorité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit

Que, sol des cent iris, son site,
Ils savent s’il a bien été,
Ne porte pas de nom que cite
L’or de la trompette d’Été.

Oui, dans une île que l’air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s’étalait plus large
Sans que nous en devisions.

Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D’un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.

Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.

Mais cette sœur sensée et tendre
Ne porta son regard plus loin
Que sourire, et comme à l’entendre
J’occupe mon antique soin.

Oh ! sache l’Esprit de litige,
À cette heure où nous nous taisons,
Que de lis multiples la tige
Grandissait trop pour nos raisons

Et non comme pleure la rive,
Quand son jeu monotone ment
À vouloir que l’ampleur arrive
Parmi mon jeune étonnement

D’ouïr tout le ciel et la carte
Sans fin attestés sur mes pas,
Par le flot même qui s’écarte,
Que ce pays n’exista pas.

L’enfant abdique son extase
Et docte déjà par chemins
Elle dit le mot : Anastase !
Né pour d’éternels parchemins,

Avant qu’un sépulcre ne rie
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom : Pulchérie !
Caché par le trop grand glaïeul.

Illustration du poème par Matisse

Notes :

  • l'un des poèmes les plus diversement commenté de Mallarmé. «[...]récit d’une apparition surnaturelle du Beau poétique, entremêlée de justifications polémiques, et conduisant, de la part du Poète, au choix d'une conduite, ainsi qu'à une définition de sa condition et de sa tâche. » Paul Bénichou, Selon Mallarmé, éditions Gallimard, 1995.
  • D'après Charles Chassé (Les clés de Mallarmé, Aubier, 1954), le titre de "Prose" pourrait provenir du sens indiqué par le Littré : Terme d'Église. Hymne latine rimée que l'on chante à la messe immédiatement avant l'Évangile dans les grandes solennités, ainsi dite parce qu'on y observe seulement le nombre des syllabes, sans avoir égard à la quantité prosodique. La prose des morts.
  • Toujours d'après Chassé, le poème se déroule à Constantinople, appelée plus tard Byzance, d'après les noms Pulchérie et Anastase. Huysmans, dans son "A Rebours" fait allusion aux "finesses byzantines" de Mallarmé.

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Dernière modification le 04 janvier 2009 à 10h49