Georges Rodenbach

Page créée le 25 mars 2007 à 22h34 par François Direz print pdf

Né à Tournai, en Belgique, le 16 juillet 1855. Georges Rodenbach est un poète et écrivain d'expression française. Il meurt à Paris le 25 décembre 1898.

M.Rodenbach est un des plus absolus et des plus précieux artistes que je sache. Sont art est un art à la fois subtil et précis. Je le compare aux dentelles et aux orfévreries des Flandres... Stéphane Mallarmé

Georges Rodenbach

Stéphane Mallarmé

par Georges Rodenbach

Il faut souvent recourir à des éléments extérieurs : une maison, un portrait, un bibelot, pour reconstituer, élucider tout à fait la physionomie d’un grand homme, qu’il s’agisse d’un conquérant ou d’un poète. L’iconographie surtout est précieuse ici.

Est-ce que le Napoléon au Pont d’Arcole par Gros n’explique pas tout le jeune chef d’armée, piaffant de génie, ivre de gloire, comme le Sacre par David précise l’ordonnateur qui classifie, discipline sa cour comme un code, se hausse aux pompes emphatiques d’un nouvel Empire romain ?

Or de Mallarmé nous avons aussi deux portraits significatifs, qui portent chacun la signature d’un maître. L’un, plus ancien, par Manet, qui nous montre le poète assez voisin de nous encore, les, traits vivement arrêtés, une moustache drue coupant le visage méditatif, et l’embrouillamini d’une vaste chevelure. Quelque chose d’inquiet et d’inquiétant, le visage soufré d’un orage intérieur, l’air foudroyé d’un Lucifer en habit moderne, comme le Baudelaire jeune peint par de Roy.

Puis voici l’autre portrait, récent, par M. Whistler, où le visage s’est estompé, ouaté. Le bleu très tiède des veux s’embrume. La moustache aérée s’est fondue avec une barbe courte, en pointe, qui grisonne, et met un floconnement d’hiver au bas de ce visage. qu’on regarde comme un reflet, qui semble être vu dans un miroir, vis clans l’eau. C’est le poète comme il subsiste dans la mémoire, déjà en un recul, hors du temps, tel qu’il apparaîtra à l’avenir. A peine un geste de la main plus achevé et qui le rattache encore un peu à la vie, ce geste contourné, d’une inflexion qui lui est particulière pour tenir la cigarette ou le cigare, fumeur continuel qui ne veut pas cesser une minute de mettre de la fumée entre la foule et lui. Ainsi il s’isole, s’éloigne de la vie, appartient tout au Rêve.

« Un homme au Rêve habitué... », a-t-il dit de lui-même au seuil de la conférence - il faudrait dire l’oraison funèbre - qu’il consacra à son fidèle ami Villiers de l’Isle-Adam.

C’est cet homme du Rêve que M. Whistler a exprimé, c’est l’auteur visionnaire, énigmatique, de l’Hérodiade et de l’Après-midi d’un faune, tandis que le portrait de Manet concorde bien avec le sensitif, tragique et exaspéré coloriste des [[Les Fenêtres|Fenêtres et de l’Azur :

« Je suis hanté ! L’azur ! L’azur ! L’azur ! L’azur ! »

Or, ici encore, ce sont les éléments extérieurs qui vont nous faire mieux comprendre l’œuvre. Ce cri d’une cervelle près d’éclater sous la cruauté d’un bleu implacable, c’est le poète jeté en plein Midi, allant vivre à Avignon durant des années (envoyé par l’Université, au sortir des brumes, des grises fantasmagories de Londres où il avait couru, sitôt adolescent et libre. Là, de secrètes affinités,- la loi de son oeuvre encore muette, sa meilleure destinée, l’avaient tout de suite aimanté. Il fallait qu’il se perfectionnât clans la langue anglaise, parce qu’il était voué à nous donner un jour ses admirables traductions de Poe, parce que surtout il devait allumer son âme à cette âme un peu jumelle... Poë avait donné la vraie formule pour le poème « Il faut une quantité d’esprit suggestif, quelque chose comme un courant souterrain de pensée, non visible, indéfini... »

Cela équivaut à dire qu’il faut que le poème donne à rêver sur un sens à la fois précis et multiple ; ou encore qu’il ait en même temps plusieurs sens superposés. C’est peut-étre ce qui caractérise le plus sûrement les grandes œuvres. Ce signe se trouve dans Poë. Il se trouve aussi dans Ibsen dont les drames ont également ce « courant souterrain » ; et voilà pourquoi ils captivent à la fois le public ignorant et les artistes. Il y a clans eux, en réalité, deux pièces parallèles : Fui ce qui semble un drame ordinaire, un drame de la réalité et de la vie, se passe de plain-pied avec les âmes des spectateurs ; l’autre, flottant dans les limbes de l’inconscience, le clair-obscur du mystère, ténèbres.animées, brumes où on discerne la vie sous-marine de l’œuvre, où l’on voit comme les racines des actes et qui n’est visible que pour les initiés et les voyants.

Mallarmé, lui aussi, dans ses poèmes a tenté de suggérer le mystère et l’invisible. Or, pour suggérer une chose, il faut surtout ne pas la nommer. Aussi Mallarmé dit : « Je n’ai jamais procédé que par allusion. »

Cela ne va pas toujours sans des obscurcissements, parfois volontaires. Les excessifs raccourcis d’idées et d’images auxquels il se complaît créent une optique spéciale. En tous cas, il est arrivé ainsi à faire de la poésie sobre, après tant de délayage et cette emphase déclamatoire, cette éloquence de strophes brandies qui est la mauvaise habitude héréditaire de la poésie française. Voici de la quintessence, le suc essentiel, un sublimé d’art, et, dans un flacon d’or pur, très peu d’essence - assez pour parfumer un siècle ! - faite avec des millions de fleurs tuées. C’est une poésie de rêve, si différente de ces redondantes mélopées qu’on appelle la poésie lyrique, où, sans cesse, la tradition se maintint.

C’est pourquoi il faut à ce poète-ci apporter des yeux neufs qui ont laissé se démoder en eux le souvenir de tous vers lus. Les mots chez lui n’ont pas leur sens ordinaire. Est-ce que les mots ne sont pas fanés comme des visages ? Mettons les mots en un tel éclairage qu’ils aient l’air fardé ; et nous créons ainsi l’apparence d’une nouvelle langue, qui sera maquillée, fai-sandée, une vraie langue de décadence, conforme aux temps où nous sommes. Pauvres mots, qui ne disent plus rien, exténués du même sens proféré. Donc que les mots se taisent ; le poète ne les considère plus que comme des signes qui, par la contexture, par la place occupée, par leur mariage avec tel autre précédemment haï, évoquent des sensations vierges, des sens imprévus. Tout est ellipse, tropes, inversions, déductions spécieuses, gestes convexes, reflets, dans des miroirs, de jardins qu’on ne voit pas. Parfois la condensation reste claire :

Mon âme vers ton front où rêve, ô calme soeur Un automne jonché de taches de rousseur...

Parfois le sens s’enchevêtre, s’assombrit. Une série de vocables rares, d’une lumière inquiétante et trouble, jonchée de pierreries uniques dont la signification n’est pas donnée, pour laisser rêver à quelque collier désenflé de morte ou à duelque couronne, victime d’un rapt ancien, dont l’or s’est évaporé pour des crimes...

Mais n’importe ! Est-ce que le diamant n’a pas aussi des feux seulement intermittents goutte de lumière, bue à chaque instant ; clarté tournante d’un petit phare dans la nuit ; étoile qui clignote...

Et les poèmes de Mallarmé sont aussi des énigmes de couleur, ce dont la légitimité se prouve, dit-il lui-même, par ce fait que « en écrivant, on met du noir sur du blanc », comme le mystère sur l’évidence.

Quelques-unes des causes qui font ces admirables poèmes un peu rétractés et hermétiques, c’est, par exemple, la suppression fréquente de l’article, de la ponctuation, de toute conjonction. La syntaxe aussi est retorse, renversée, s’influence de la construction anglaise.

Car - nous le voyons de plus en plus - Mallarmé doit beaucoup à l’Angleterre : son goût du rêve, de l’an delà, son esthétisme, sa syntaxe enfin, sans compter son désir d’introduire partout l’art dans la vie qui provient de cette merveilleuse renaissance de l’art industriel en Angleterre, à laquelle collaborèrent Hosetti, Morris, Crane, tant d’inventifs et précieux artistes. Mallarmé y devait songer pour la France. Naguère il fonda et rédigea seul un journal qui s’appelait La Dernière Mode, où étaient promulgués les lois et vrais principes de la vie tout esthétique, avec l’entente des moindres détails : toilettes, bijoux, mobiliers, et,jusqu’aux spectacle, et menus de dîners. La poésie aussi, il rêverait de la faire entrer dans la vie, qu’elle s’inscrivit aux murs des appartements, aux vaisselles, aux bibelots ; il lui arriva d’en orner des éventails, l’éventail qu’il a si magnifiquement dénommé « l’unanime pli » :

    Dont le coup prisonnier recule 
    L’horizon délicatement. 

Dans ces vers de grâce suprême, nous retrouvons (toujours pour expliquer l’œuvre par les milieux et les éléments extérieurs, selon la théorie de Taine) l’esprit très ataviquement et foncièrement français ais de Mallarmé. Hérédité de longue date, car ces lointains ascendants étaient ici de hauts fonctionnaires, et quelques-uns avaient déjà commerce avec le livre, tel celui qui fut syndic des libraires sous Louis XVI et dont le nom se retrouve au bas du privilège du Roi, dans cette édition originelle du Vathek français de Beckford, que le poète réimprima, avec le portail d’une préface neuve. Lui-même naquit à Paris en 1842, dans une rue qui s’appelle aujourd’hui passage Laferrière ; et il est naturel, dès lors. qu’il apparaisse ainsi, par aboutissement, si tout à fait « vieille France ». Il a gardé la bonne grâce, une politesse infinie d’ancien Régime, une légèreté à manier la conversation, et quelle conversation plus lumineuse et florissante que la sienne : cristal et roses ! Toute la jeune génération littéraire l’a écouté comme un précurseur, comme un mage. Une voix savoureuse. Des gestes d’officiant. Et une parole inépuisable ment subtile, anoblissant tout sujet d’ornementations rares : littérature, musique (il adore Wagner), art, et la vie, et jusqu’aux faits-divers, découvrant entre les choses de secrètes analogies, des portes de communition, des couloirs cachés. Ainsi l’Univers se recrée dans le poète. L’Univers est simplifié puisqu’il le résume à du rêve, comme la mer se résume, damis un coquillage, à une rumeur. Quelle ingéniosité sans fin, quelles trouvailles incessantes !

C’est surtout de la poésie que Mallarmé a discouru, avec exquisité et autorité, orientant les esprits, dogmatisant, approuvant avec des réserves ce que le jeune groupe des Décadents etdes Symbolistes allait introniser clans la poésie séculaire.

« Il ne faut toucher que par moments au grand orgue de l’alexandrin », reconnaissait-il a son tour.

Pourtant, pour sa propre oeuvre jusque dans ses plus récents vers, il se garda d’aucune innovation, maintint intacte toute la tradition quant aux mètres, aux césures, aux rimes. Son vers est un vers classique, pour ainsi dire.

C’est que la forme, en vérité, est question toute personnelle, changeante et secondaire. Mais il comprit pour lui-même, et enseigna, que le propre du vers est d’enclore uniquement le Rêve. De là sa grande influence à un moment où la Poésie en venait à rimer des contes, les anecdotes de la vie, de l’histoire, de l’amour. Or la poésie est « la langue d’un état de crise », proclama Mallarmé ; elle ne doit pas vouloir servir à tout, être employée continuement.

Ces parfaits enseignements, une vie d’une noblesse, d’un désintéressement admirables, ont valu à Mallarmé. - outre son oeuvre - d’être salué par les écrivains nouveaux comme leur Maître et un chef d’École.

Influence glorieuse, encore qu’elle soit forcément passagère, car sans cesse les esprits dérivent, évoluent, se déprennent, changent, vont ailleurs, comme les vagues dans la mer En dehors de ce fait momentané, il y a un fait éternel : c’est la beauté, que nul âge ne fanera, de quelques-uns de ses poèmes . Les Fleurs, l’Apparition, l’Hérodiade, l’Après-midi d’un faune, et aussi de quelques poèmes en prose, si miraculeusement parfaits : Plaintes d’automne, Frissons d’hiver, Le Phénomène futur - c’est-à-dire presque tout le volume qu’il a appelé joliment Florilège, en triant et publiant ainsi quelque chose comme la définitive Anthologie de lui-même, sa flore choisie. Et c’est une flore, en effet, d’un art souverain et durable, faisant suite aux Fleurs du mal de Baudelaire. Celles-ci étaient déjà des fleurs de décadence, germées du bitume parisien, bouquet sentant, le soufre et le sang, floraison satanique et cruelle, fleurs nées la nuit, mais quand même naturelles encore.

Les poèmes de Mallarmé sont des sensitives de serre, de la serre chaude d’un cerveau en fièvre, plantes à la croissance artificielle et violentée, fleurs de chimie, fleurs comme écloses d’un miroir, rares orchidées qui contiennent tout le Rêve en leur forme équivoque, aux interprétations diverses, et dont on ne sait si elle est un sexe ou un bijou.

<< Arthur Rimbaud | La constellation Mallarmé | Saint-Pol Roux >>


Dernière modification le 06 novembre 2008 à 13h56