L'Arrêt épiscopal

Page créée le 04 janvier 2009 à 11h09 par François Direz print pdf

L'ARRET EPISCOPAL

J'AIMAI toujours les curés de campagne :
de cet amour j'ai sans doute hérité,
car mon grand-père, à qui la Liberté
avait ravi ses biens et sa compagne,
prit la tonsure, et le bourg de Bretagne,
qui regrettait son seigneur émigré,
fut tout heureux de l'avoir pour curé.
Ce n'est pas lui dont ma muse s'occupe ;
quand il fut prêtre, il avait soixante ans ;
or, à cet âge, on voit peu si la jupe
d'une servante a des plis séduisants.
Mais, à trente ans, il est bien difficile,
même à qui doit enseigner l'Evangile,
de regarder toujours impunément
jeune fillette au corps souple et charmant,
qui, pour servir, prend chez vous domicile.
A qui la faute ? Au pasteur ? Non, vraiment !
Car, après tout, le pasteur n'est qu'un homme :
le vrai coupable, à mon avis, c'est Rome,
qui malgré lui le force au célibat.

Sur ces coteaux, dont le vin délicat
charme les yeux par sa mousse légère,
un jeune prêtre, à l'élégant rabat,
non loin de Reims avait son presbytère.
A ses dépens chez lui vivait sa mère,
vieille et bossue. Il hébergeait aussi,
même un peu mieux, une jeune servante,
fraîche, jolie et fort appétissante.
Du gros ouvrage une avait le souci,
c'était la vieille. A son ménage Annette
avait l'esprit bien moins qu'à sa toilette.
Souvent la mère à son fils s'en plaignait.
Mais à quoi bon ? De qui plaît tout s'excuse.
Anne, à son tour, de paresse accusait
la pauvre vieille, et le fils la croyait :
jeune maîtresse aisément nous abuse.
A ce partage inégal des travaux,
qui suscitait tant de trouble au ménage,
joignez encore l'article des cadeaux :
c'était bien pis ! La vieille eût fait l'ouvrage,
non sans gronder parfois entre ses dents,
si comme Annette elle eût eu des présents ;
mais il n'était dans ceci de partage.
Lasse à la fin d'un dépit ignoré,
chez les voisins elle alla porter plainte,
et, leur montrant son jupon déchiré :
« voilà mon lot ; celui d'Anne la sainte
est différent, mais je dirai toujours :
Honneur vaut mieux que corset de velours. »
De ces propos ayant eu connaissance,
le fils un jour, dans un moment d'humeur,
lui dit : "ma mère, avec trop de licence
vous attaquez Annette et le pasteur.
Je ne veux plus au logis de censeur ;
allez au diable !" Une mère plus sage
eût aisément pu conjurer l'orage ;
mais, par menace espérant le changer,
elle répond d'un petit ton léger :
"si l'on me chasse, à Reims comme au village,
de votre Annette on connaîtra l'emploi.
– Eh bien ! Partez ; dans le cours du voyage
n'oubliez pas ce qui s'est fait chez moi :
vos yeux jamais n'en verront davantage."
Du presbytère, elle sort en fureur,
arrive à Reims, et court chez Monseigneur.
Le cardinal était juge équitable :
"demain, dit-il, je dois tenir les plaids ;
n'oubliez pas de vous rendre au palais,
car j'aurai soin d'y mander le coupable.
Jusqu'à demain, ma fille, allez en paix."
Dans la grand'salle, au temps marqué, la mère
entre, et déjà voit aux pieds du prélat
moines, abbés, le pasteur, le vicaire,
hommes d'épée et gens de tout état.
Perçant la foule, elle arrive à grand'peine
et dit tout bas le sujet qui l'amène.
Un archevêque était alors un roi,
roi d'un pays que diocèse on nomme,
dont le caprice avait force de loi :
c'était toujours caprice de saint homme.
"Femme, dit-il en fronçant les sourcils,
point de pitié pour un si mauvais fils.
Il faut punir, et je veux le suspendre."
Ce dernier mot, qu'elle croyait comprendre,
la fait frémir : c'est un arrêt de mort.
"Jésus ! Dit-elle ; eh quoi ! L'on voudrait
pendre mon pauvre fils ? Ah ! Sans doute il a tort :
qu'il soit puni ; mais le pendre est trop fort !"
Dans le moment que la mère affligée
songe au moyen non plus d'être vengée,
mais d'arracher son enfant au gibet,
entre un abbé gracieux et coquet,
content de lui, qui sur la compagnie
jette au hasard un regard satisfait.
Soudain la vieille à haute voix s'écrie :
"voilà mon fils !" Le terrible prélat
du doigt l'appelle, et d'une voix sévère :
"est-ce en haillons qu'on doit vêtir sa mère
(montrant la vieille), alors qu'avec éclat
vous habillez une indigne poupée ?
Ne croyez pas que ma bonté trompée
le souffre encore !" Ajoutait le pasteur.
Quand l'accusé, que ce reproche étonne,
l'interrompant : "depuis dix ans, seigneur,
ma mère est morte, et je crois que personne
ne fut jamais fils plus tendre et meilleur."
Puis, se tournant vers la femme bossue :
"moi, votre fils ? Je n'ai pas cet honneur,
et ne crois pas vous avoir jamais vue.
- Ah ! Monseigneur, l'enfant dénaturé
vient, devant vous, de renier sa mère !
- Prêtre maudit, dit le juge en colère,
je te suspends de tout emploi sacré !"
Le chapelain, que la sentence accable,
tombe à genoux, et, sans être coupable,
demande grâce et feint le repentir.
Le cardinal se laisse enfin fléchir.
"Relevez-vous, ma bonté vous pardonne ;
que votre mère infirme, douce et bonne,
retrouve en vous un enfant généreux ;
rendez au moins ses derniers jours heureux ;
allez !" Le prêtre humblement se retire
avec la vieille attachée à ses pas.
Sur son cheval il la met sans mot dire,
se place en croupe et la tient dans ses bras.
Or, le voilà qui traverse la ville
fort tristement pour gagner son logis.
Dans la campagne il n'a pas fait un mille,
que sur la route il rencontre le fils ;
lors il l'arrête, et, selon leur usage :
"frère, dit-il, où courez-vous ainsi ?
- Chez Monseigneur, dit l'autre, et ce voyage,
à dire vrai, me cause du souci.
- Voulez-vous suivre un avis salutaire ?
reprit l'abbé, remettez à demain.
L'air du palais aujourd'hui n'est pas sain ;
j'en ai la preuve. Instruit par un confrère
que, pour punir un curé libertin,
notre prélat doit me donner sa cure,
j'y cours gaîment. Mais, ô mésaventure !
Il me condamne à loger et vêtir,
comme un vrai fils, cette femme étrangère,
qui me soutient aussi qu'elle est ma mère.
A leur caprice, à moins d'être martyr,

 il m'a fallu sur-le-champs consentir.

- Vous m'effrayez, dit en riant sous cape
le desservant. Plus souvent qu'il m'attrape
dans son palais, ce prélat généreux,
car, au lieu d'une, il peut m'en donner deux.
Je n'irai pas. Mais dites-moi, confrère,
seriez-vous fils à céder votre mère ?
Qui la prendrait, que lui donneriez-vous ?
- Ah ! Plût au ciel que quelqu'un fût jaloux
de ce bijou ! Ma foi, bien qu'économe,
je vous le dis, je ne plaindrais l'argent,
et tous les ans je baillerais la somme
de trente écus, et je serais content.
- Pour moitié prix, touchez : je suis votre homme,
répond le fils, si la vieille y consent."
Puis, vers sa mère aussitôt se tournant :
"notre prélat s'est montré charitable
en vous donnant ce matin un bon fils ;
mais c'est trop peu pour l'état misérable
où je vous vois : acceptez le logis
d'un autre enfant qui chez lui vous emmène.
Quant aux habits, n'en soyez plus en peine :
les quinze écus de votre fils aîné
y pourvoiront ; tout vous sera donné."
De ce marché chacun se félicite :
par là le fils, obtenant son pardon,
voyait la paix rentrer dans sa maison ;
et, de la vieille enchanté d'être quitte,
le chapelain, en comptant ses écus,

disait : "j'ai vu des prêtres vénérables

que l'on citait pour actes charitables :
frère, aujourd'hui vous les avez vaincus."

Louis de Chevigné, Les Contes rémois (1829)

Dernière modification le 04 janvier 2009 à 11h12