Le Berceau

Page créée le 06 janvier 2009 à 18h26 par François Direz print pdf

LE BERCEAU

REIMS aujourd’hui ne sacre plus les rois.
Son archevêque y perd maint bénéfice,
Le noble aussi ; mais que perd le bourgeois,
S’il vend ses vins, ses draps, son pain d’épice,
Tout aussi bien et plus cher qu’autrefois ?

Sur cette place où, deux fois la semaine,
Le laboureur cède aux Rémois son grain,
Un épicier, nommé Jean Rigollin,
Tenait boutique. Elle était toujours pleine
De ces chalands qui, l’argent à la main,
Ont un souris du marchand économe.
Bientôt le nôtre, en ce facile emploi,
Avait d’écus gagné si belle somme,
Qu’il eût pu vivre ainsi qu’un gentilhomme ;
Mais du travail il aimait trop la loi,
Peut-être aussi l’argent de la pratique.
Bref, Rigollin trônait dans sa boutique,
Car il était pain-d’épicier du roi.
L’avare enfant que l’Hymen on appelle,
Qui va partout flairant les coffres-forts,
A l’épicier, pour prix de ses trésors,
Avait donné femme charmante, et telle
Que, même à Reims, la ville et ses dehors
N’en comptaient pas une qui fût plus belle.
Mais celle-ci n’avait que par devoir
Pris le mari que lui donna son père.
Son coeur trop haut souffrait d’être épicière.
Avant l’hymen, chaque jour son miroir
Lui répétait : "quand on est si jolie,
A la noblesse il faut qu’on se marie ;
On peut sans dot épouser un marquis. "
Berthe au miroir accordait un souris.
Et l’on voulait qu’avec de tels esprits
Elle vendît aux manants la réglisse,
Le savon noir, la mélasse et l’empois ?
Non, non, jamais. Aussi ses jolis doigts
Ne faisaient pas même un cornet d’épice.
Le bon époux, au gré de son caprice,
La laissait vivre à sa maison des champs,
Que près de Reims il fit bâtir pour elle.
Chaque dimanche, avec amis, parents,
Il s’y rendait et prenait du bon temps.
Mais le lundi, toujours aussi fidèle
A son devoir qu’il l’était au plaisir,
De chez sa femme on le voyait sortir
Avant le jour, pour être à sa boutique,
A l’heure même où s’ouvre la fabrique.
De Berthe alors il n’avait nul souci :
Tout occupé de sucre et de cannelle,
Il oubliait que femme jeune et belle
Dans un désert a des moments d’ennui.
L’ennui n’est point un mal imaginaire,
Car, trop souvent à la beauté contraire,
Il lui ravit les roses de son teint.
Peut-on blâmer la femme qui s’ennuie
D’ouvrir sa porte au joyeux médecin
Dont le remède, en dépit de l’Hymen,
Doit la sauver de cette maladie ?
Chacun connaît le docteur, c’est l’Amour,
Qui peut guérir plus de maux en un jour
Que Galien n’a pu faire en sa vie.
L’Amour vit Berthe, et Berthe fut guérie.
Tous les matins, par ordre du docteur,
Le jeune Alfred vient lui rendre visite.
Dès ce moment le désert qu’elle habite
Est à ses yeux un séjour enchanteur ;
Tout lui sourit, hors un jour par semaine :
C’était celui qu’avait choisi l’époux ;
Mais le plaisir que son amant ramène,
Les autres jours, n’en était que plus doux.
Jean n’avait pas jusqu’ici connaissance
Du changement qui s’était fait chez lui ;
Il ignorait la joyeuse ordonnance
Que le docteur donnait contre l’ennui.
Mais, croyez-moi, cette heureuse ignorance,
Il l’eût perdue avant peu, si l’Amour,
Sage et prudent contre son ordinaire,
N’eût défendu les visites de jour.
Lors on convint d’agir avec mystère :
L’amant, la nuit, quand l’époux est absent,
Devait frapper trois coups légèrement,
Et l’épicière ouvrait sans bruit la porte.
Depuis un mois, tout au mieux de la sorte
Allait aux champs, quand l’amant étourdi,
Qui sur sept jours n’en a qu’un d’abstinence,
Se trompe, et vient avec grande assurance
Frapper, la nuit du dimanche au lundi.
Minuit sonnait : Jean, dans son premier somme,
Dormait. La femme à côté du bonhomme
Dormait aussi, comme aussi leur enfant,
Dont le berceau près d’eux est attenant.
Alfred, qui veille et grelotte à la porte,
Maudit Morphée, et du bruit de ses coups
Imprudemment va réveiller l’époux,
Quand au logis une voix claire et forte
Se fait entendre ; un lit qu’on agitait
Bat la mesure ; il écoute, on chantait :

Dors, mon fils, pendant que ta mère
Par ses chants va chasser l’esprit ;
Il devrait savoir que ton père
Le dimanche est ici la nuit.

Esprit, pour me plaire,
Ne fais pas de bruit ;
L’oiseau de Cythère
Demain fait son nid.

« Femme, dit Jean, que la chanson réveille,
Que dis-tu donc ? - Je berce notre enfant,
Répond la femme. Allons ! Taisez-vous, Jean ;
A mes chansons pourquoi prêter l’oreille ?
C’est malgré moi que je chante aujourd’hui,
Vous sachant là ; mais celui que je veille
M’en saura gré, j’ai calmé son ennui ;
Dormons ! » L’amant, qui dans chaque parole
Trouvait un sens inconnu du mari,
Voit son erreur, maudit sa tête folle,
Et de ces lieux au plus vite ayant fui,
Il rendait grâce à sa belle maîtresse,
Qui l’avait su tirer d’un mauvais pas.
Même une Agnès, pour sortir d’embarras,
A dans son sac plus d’un tour de finesse.
Le lendemain, l’esprit qui court la nuit,
Fidèle à l’heure, était chez l’épicière,
Et dans ses bras il chantait au petit :

Enfant, pour me plaire,
Ne fais pas de bruit ;
L’oiseau de Cythère
Ici fait son nid

Louis de Chevigné, Les Contes rémois, 1831.

Dernière modification le 06 janvier 2009 à 18h27