Le Mariage de raison
LE MARIAGE DE RAISON
CONTRE l'Hymen, sans respect pour son frère,
Pourquoi voit-on se déchaîner l'Amour ?
C'est que l'Hymen fait la guerre à son tour
Au dieu charmant qui commande à Cythère.
Leur guerre, époux, se fait à vos dépens,
Croyez-le bien, et vous aussi, parents,
Qui, peu jaloux du bonheur de famille,
Sur la dot seule élevez un débat,
Et qui livrez à l'Hymen votre fille,
Sans que l'Amour ait signé le contrat.
Jadis à Reims, ville en beautés fertile,
un gentilhomme, ayant terre et château,
vint chercher femme. A marier facile,
quoique bossu, le riche hobereau
pouvait choisir : il fit choix d'Isabeau.
Aux grands parents, gens de robe et d'église,
il vint offrir son or et son blason ;
chacun l'agrée, et l'hymen de raison,
malgré l'Amour, fut conclu sans remise.
Pourtant la belle aimait un sien cousin,
à qui l'amour, pour monter un ménage,
n'avait donné que les grâces de l'âge,
deux beaux yeux noirs, une peau de satin ;
de châteaux point ; d'écus, pas d'avantage.
Le choix des deux ne fut pas incertain
pour les parents ; mais fille qu'on engage
contre ses voeux fait un juste partage :
l'un a son coeur, lorsque l'autre a sa main.
Dans son château l'épousée accompagne
son laid mari, qui, lier de sa compagne,
va vivre heureux, heureux comme un mari
qu'on ne hait pas et qui n'est pas chéri :
ces maris-là sont communs en Champagne.
Le nôtre aimait à bien vivre chez lui :
nombre d'amis se pressaient à sa porte ;
madame était fraîche, jolie, accorte :
force galants s'offraient contre l'ennui.
I ,e jeune Armand, le cousin qui sut plaire,
de l'égayer avait seul le pouvoir,
mais en secret : l'amour veut du mystère.
Oh ! Que d'amants trop souvent ont fait voir
ce que leur coeur se cachait à lui-même !
Nos amoureux, malgré leur soin extrême,
furent surpris par Alfred de Bernain,
officier riche, audacieux et vain,
qui dès longtemps assiégeait Isabelle.
Si l'assiégeant voit que la citadelle
est aux abois, il redouble d'ardeur :
on capitule ; il est bientôt vainqueur.
Ce fut ainsi, sans doute, en dépit d'elle,
qu'un autre amant s'empara de son coeur.
L'époux, certain que sa femme l'adore,
dormait en paix sur la foi de l'hymen.
Au feu sans crainte il aurait mis la main
qu'elle était sage. Aujourd'hui même encore
nos bons Rémois en feraient tous autant ;
du sort commun chacun se croit exempt.
Notre homme, un jour, pressé par un message,
se voit forcé d'entreprendre un voyage.
Les adieux faits, il part. Lors Isabeau mande
au cousin qu'elle est seule au château.
Armand s'empresse à cette voix chérie.
Les voilà seuls, goûtant, sans nuls soucis,
ces voluptés qui font aimer la vie ;
plaisirs si doux !... Que le dieu des houris
avait jugé que des biens qu'on envie
c'était le seul à mettre en paradis.
Nos amoureux se livraient sans contrainte
à leurs ébats, quand les pas d'un coursier
se font entendre et les glacent de crainte.
C'est de Bernain, le maudit officier,
qui, du mari sachant aussi l'absence,
venait troubler leurs jeux par sa présence.
"Quel contre-temps ! Mais évitez, Armand,
que dans ma chambre il vous trouve,
et pour cause, dit Isabeau, qui déjà se compose
pour recevoir le nouvel arrivant.
L'officier monte et voit la châtelaine,
qui sur sa porte accourt, d'un air riant,
lui demander le sujet qui l'amène.
"Je viens, dit-il, de votre époux absent
vous consoler." Cela dit, il l'embrasse.
A ses baisers l'autre veut s'opposer,
mais pas trop fort, de peur de l'offenser.
D'une autre part, le cousin l'embarrasse ;
vers le boudoir elle a souvent les yeux.
Le capitaine, en amour comme en guerre,
qui sait combien le temps est précieux,
poursuit sa pointe. A son vainqueur heureux
la dame enfin se rendait prisonnière,
quand la servante, accourant à grands pas,
vient de l'époux annoncer l'arrivée.
La pauvre dame, à bon droit effrayée,
se voit d'un coup deux amants sur les bras.
Chaque seconde accroît son embarras.
Que faire ? Ô vous, qui vous croyez habile,
ami lecteur, pour quelque méchant tour,
qu'eussiez-vous fait ? Je vous le donne en mille.
Ne craignez rien : Isabelle et l'Amour
vont se tirer de ce pas difficile.
"Vous seul, Alfred, lui dit la belle en pleurs,
pouvez sauver mon honneur et ma vie ;
l'épée en main, comme un homme en furie,
sortez, disant ces seuls mots, je vous prie :
"je saurai bien le rencontrer ailleurs !"
Bien qu'à parler mon mari vous invite,
ne dites mot, et fuyez au plus vite."
Alfred promet, sans espoir que l'Amour
conduise à bien cette étrange aventure.
L'époux, voyant un cheval dans la cour,
se met déjà l'esprit à la torture.
"Eh quoi ! Le jour où ma femme me jure
qu'en mon absence ici nul damoiseau
n'aura d'accès, un homme est au château !"
Il entre, et voit brandir hors du fourreau
l'arme d'Alfred, tout rouge de colère,
ce lui semblait ; mais au jeune officier
le vermillon venait d'autre manière.
"Que voulez-vous ? dit l'époux au guerrier,
en se jetant quelques pas en arrière.
Pourquoi cette arme ?" Alfred, d'un ton sévère :
"je saurai bien le rencontrer ailleurs !"
Sans plus répondre, il remet son épée,
pique des deux, laissant les spectateurs
tout ébahis d'une telle équipée.
Le vieux mari chez sa femme est monté.
"D'où vient, dit-il, qu'Alfred sort irrité ?
A quel sujet ? Pourquoi fuit-il ma vue ?
Mais vous aussi vous êtes toute émue...
Parlez. - Hélas ! Ce n'est pas sans raison,
dit Isabeau, car dans votre maison,
un homicide a failli se commettre.
De ma frayeur j'ai peine à me remettre."
Elle se tait. Puis, sa voix se haussant
(du cabinet pour qu'on puisse l'entendre) :
"Armand, hélas ! Que j'étais loin d'attendre,
car mon cousin sait que même un parent
n'est point reçu quand vous êtes absent,
pâle et tremblant arrive et me supplie
en votre nom de lui sauver la vie.
Je balançais, lorsqu'un homme en jurant
monte chez moi. Jugez de ma surprise :
c'était Alfred ! Je dois avec franchise
vous dire aussi que, voyant mon effroi,
il est parti, mais par égard pour moi.
– Votre conduite est digne de louange,
ma femme, et certes ! Il eût été fâcheux
qu'un meurtre ici se commît sous vos yeux.
Mais, d'autre part, je trouve bien étrange
qu'en mon château de Bernain ait osé
suivre un parent, qui, fût-il même en faute,
devait chez moi se croire en sûreté.
Mais savez-vous où s'est caché notre hôte ?
Non, dit la femme, et c'est ici, pourtant,
que tout à l'heure il riait si tremblant.
– Venez, cousin, croyez à ma parole,
Alfred est loin ; et d'ailleurs, moi présent,
que pourrait craindre en ces lieux un parent ?"
Armand paraît, et chacun se console
d'avoir eu peur. "C'est bon, se dit l'époux,
ma femme est sage. Armand, restez chez nous ;
pour aujourd'hui mon logis est le vôtre.
Ce fou d'Alfred vous a pris pour un autre,
et c'est à moi de l'aller détromper.
Je cours chez lui l'inviter à souper."
Louis de Chevigné, Les Contes rémois (1830)