Le Guignon Versions

Page créée le 10 décembre 2008 à 14h21 par François Direz print pdf

Version initiales du poème ''Le Guignon

[version parue dans la revue L'Artiste, 15 mars 1862]

Au-dessus du bétail écœurant des humains,
Bondissaient par instants les sauvages crinières
Des mendiants d’azur damnés dans nos chemins.

Un vent mêlé de cendre effarait leurs bannières
Où passe le divin gonflement de la mer,
Et creusait autour d’eux de sanglantes ornières.

La tête dans l’orage, ils défiaient l’enfer :
Ils voyageaient sans pains, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’idéal amer.

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes,
S’enivrant du plaisir de voir couler son sang :
La mort est un baiser sur ces fronts taciturnes.

S’ils pantèlent, c’est sous un ange très-puissant,
Qui rougit l’infini des éclairs de son glaive,
L’orgueil fait éclater leur cœur reconnaissant.

Le Guignon [Les Poètes maudits, 1884]

Au-dessus du bétail écœurant des humains
Bondissaient par instants les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur perdus dans nos chemins.

Un vent mêlé de cendre effarait leurs bannières
Où passe le divin gonflement de la mer
Et creusait autour d’eux de sanglantes ornières.

La tête dans l’orage ils défiaient l’Enfer,
Ils voyageaient sans pains, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’Idéal amer.

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes,
S’enivrant du plaisir de voir couler son sang.
La mort fut un baiser sur ces fronts taciturnes.

S’ils sont vaincus, c’est par un ange très puissant
Qui rougit l’horizon des éclairs de son glaive.
L’orgueil fait éclater leur cœur reconnaissant.

Ils tettent la Douleur comme ils tétaient le Rêve
Et quand ils vont rhythmant leurs pleurs voluptueux
Le peuple s’agenouille et leur mère se lève.

Ceux-là sont consolés étant majestueux.
Mais ils ont sous les pieds des frères qu’on bafoue,
Dérisoires martyrs d’un hasard tortueux.

Des pleurs aussi salés rongent leur pâle joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour ;
Mais vulgaire ou burlesque est le sort qui les roue.

Ils pouvaient faire aussi sonner comme un tambour
La servile pitié des races à l’œil terne,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour !

Non. Vieux et fréquentant les déserts sans citerne,
Ils marchent sous le fouet d’un squelette rageur,
Le GUIGNON, dont le rire édenté les prosterne.

S’ils vont, il grimpe en croupe et se fait voyageur,
Puis, le torrent franchi, les plonge en une mare
Et fait un fou crotté du superbe nageur.

Grâce à lui, si l’un chante en son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné,
Qui, soufflant dans leurs mains, singeront sa fanfare.

Grâce à lui, s’ils s’en vont tenter un sein fané
Avec des fleurs par qui l’impureté s’allume,
Des limaces naîtront sur leur bouquet damné.

Et ce squelette nain coiffé d’un feutre à plume
Et botté, dont l’aisselle a pour poils de longs vers,
Est pour eux l’infini de l’humaine amertume,

Et si, rossés, ils ont provoqué le pervers,
Leur rapière en grinçant suit le rayon de lune
Qni neige en sa carcasse et qui passe au travers.

Malheureux sans l’orgueil d’une austère infortune,
Dédaigneux de venger leurs os de coups de bec,
Ils convoitent la haine et n’ont que la rancune.

Ils sont l’amusement des racleurs de rebec,
Des femmes, des enfants et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Les poètes savants leur prêchent la vengeance,
Et ne sachant leur mal, et les voyant brisés,
Les disent impuissants et sans intelligence.

« Ils peuvent, sans quêter quelques soupirs gueusés,
Comme un buffle se cabre aspirant la tempête,
Savourer à présent leurs maux éternisés :

« Nous soûlerons d’encens les Forts qui tiennent tête
Aux fauves séraphins du Mal ! Ces baladins
N’ont pas mis d’habit rouge et veulent qu’on s’arrête ! »

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains,
Nus, ensoiffés de grand et priant le tonnerre,
Ces Hamlet abreuvés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Le Guignon [version de Poésies, 1887]

Au dessus du bétail ahuri des humains
Bondissaient en clartés les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur le pied dans nos chemins.

Un noir vent sur leur marche éployé pour bannières
La flagellait de froid tel jusque dans la chair,
Qu’il y creusait aussi d’irritables ornières.

Toujours avec l’espoir de rencontrer la mer,
Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’idéal amer.

La plupart râla dans les défilés nocturnes,
S’enivrant du bonheur de voir couler son sang,
Ô Mort le seul baiser aux bouches taciturnes !

Leur défaite, c’est par un ange très puissant
Debout à l’horizon dans le nu de son glaive :
Une pourpre se caille au sein reconnaissant.

Ils tettent la douleur comme ils tétaient le rêve
Et quand ils vont rythmant des pleurs voluptueux
Le peuple s’agenouille et leur mère se lève.

Ceux-là sont consolés, sûrs et majestueux ;
Mais traînent à leurs pas cent frères qu’on bafoue,
Dérisoires martyrs de hazards tortueux.

Le sel pareil des pleurs ronge leur douce joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour,
Mais vulgaire ou bouffon le destin qui les roue.

Ils pouvaient exciter aussi comme un tambour
La servile pitié des races à voix ternes,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour !

Non, vils et fréquentant les déserts sans citerne,
Ils courent sous le fouet d’un monarque rageur,
Le Guignon, dont le rire inouï les prosterne.

Amants, il saute en croupe à trois, le partageur !
Puis le torrent franchi, vous plonge en une mare
Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.

Grâce à lui, si l’un souffle à son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné
Qui, le poing à leur cul, singeront sa fanfare.

Grâce à lui, si l’une orne à point un sein fané
Par une rose qui nubile le rallume,
De la bave luira sur son bouquet damné.

Et ce squelette nain, coiffé d’un feutre à plume
Et botté, dont l’aisselle a pour poils vrais des vers,
Est pour eux l’infini de la vaste amertume.

Vexés ne vont-ils pas provoquer le pervers,
Leur rapière grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

Désolés sans l’orgueil qui sacre l’infortune,
Et tristes de venger leurs os de coups de bec,
Ils convoitent la haine, au lieu de la rancune.

Ils sont l’amusement des racleurs de rebec,
Des marmots, des putains et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Les poëtes bons pour l’aumône ou la vengeance,
Ne connaissant le mal de ces dieux effacés,
Les disent ennuyeux et sans intelligence.

« Ils peuvent fuir ayant de chaque exploit assez,
« Comme un vierge cheval écume de tempête
« Plutôt que de partir en galops cuirassés.

« Nous soûlerons d’encens le vainqueur dans la fête :
« Mais eux, pourquoi n’endosser pas, ces baladins,
« D’écarlate haillon hurlant que l’on s’arrête ! »

Quand en face tous leur ont craché les dédains,
Nuls et la barbe à mots bas priant le tonnerre,
Ces héros excédés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Dernière modification le 10 décembre 2008 à 14h55