Le Palais hanté

Page créée le 16 avril 2007 à 17h47 par François Direz print pdf

Le Palais hanté

Le palais hanté

Dans la plus verte de nos vallées par de bons anges occupée, jadis un beau palais majestueux, rayonnant palais ! dressait le front. - Dans les domaines du monarque Pensée - c’était là, son site : jamais Séraphin ne déploya de plumes sur une construction à moitié aussi belle.

Les bannières, claires, glorieuses, d’or, sur son toit, se versaient et flottaient (ceci - tout ceci - dans un vieux temps d’autrefois) ; et, tout vent aimable qui badinait dans la douce journée le long des remparts empanachés et blanchissants : ailée, une odeur s’en venait.

Les étrangers à cette heureuse vallée, à travers deux fenêtres lumineuses, regardaient des esprits musi- calement se mouvoir, aux lois d’un luth bien accordé, tout autour d’un trône : où siégeant (Porphyrogénète !) dans un apparat à sa gloire adapté, le maître du royaume se voyait.

Et tout de perle et de rubis éclatante était la porte du beau palais, à travers laquelle venait par flots, par flots, par flots et étincelant toujours, une troupe d’Echos dont le doux devoir n’était que de chanter, avec des voix d’une beauté insurpassable, l’esprit et la sagesse de leur roi.

Mais des êtres de malheur aux robes chagrines assaillirent la haute condition du monarque (ah ! notre deuil : car jamais lendemain ne fera luire d’aube sur ce désolé !) et, tout autour de sa maison, la gloire qui s’empourprait et fleurissait n’est qu’une histoire obscurément rappelée des vieux temps ensevelis.

Et les voyageurs, maintenant, dans la vallée, voient par les rougeâtres fenêtres de vastes formes qui s’agitent, fantastiquement, sur une mélodie discordante, tandis qu’à travers la porte, pâle, une hideuse foule se rue à tout jamais, qui rit - mais ne sourit plus.

SCOLIE

par Stéphane Mallarmé.

Tous les lecteurs du conte le plus sublime peut-être qu'ait écrit Poe, la Chute de la maison Usher, tel qu'il faut des siècles de rêverie pour en amasser les éléments de beauté dans un esprit solitaire, se rappellent, accordé avec la voix de l'héritier de la triste résidence, le chant emblématique, par le poète momentanément prêté à son récit en prose.

" … Mais quant à la brûlante facilité de ses improvisations, on ne pouvait s'en rendre compte de la même manière. Il fallait évidemment qu'elles fussent et elles étaient, en effet, dans les notes aussi bien que dans les paroles de ses étranges fantaisies, - car il accompagnait souvent sa musique de paroles improvisées et rimées, le résultat de cet intense recueillement et de cette concentration des forces mentales, qui ne se manifestent, comme je l'ai déjà dit, que dans les cas particuliers de la plus haute excitation artificielle. D'une de ces rhapsodies je me suis rappelé facilement les paroles. Peut-être m'impressionna-t-elle plus fortement, quand il me le montra, parce que dans le sens intérieur et mystérieux de l'oeuvre je crus découvrir pour la première fois qu'Usher avait pleinement conscience de son état, - qu'il sentait que sa sublime raison chancelait sur son trône. Ces vers qui avaient pour titre le Palais hanté étaient, à très peu de chose près, tels que je les cite.

(Ils suivent.)

" Je me rappelle fort bien que les inspirations naissant de cette ballade nous jetèrent dans un courant d'idées, au milieu duquel se manifesta une opinion d'Usher que je cite, non pas tant en raison de sa nouveauté - ". Continuer la page 97 du premier volume de la traduction de Baudelaire.

C'est au sujet de ces vers, selon le calomniateur Griswold inspirés par la Cité pestiférée de Longfellow, que Poe lança, bien au contraire, à l'adresse du poëte populaire une de ses fréquentes accusations de plagiat ". Le chant de Poe parut longtemps avant celui de Longfellow ; il est postérieur à la Maison abandonnée de Tennyson. " Mais (dit, pour tant trancher, et parlant de notre poète, Mrs. Whitman) son esprit était bien un palais hanté, résonnant de l'écho des pas des anges et des démons. "

The Haunted Palace

In the greenest of our valleys
By good angels tenanted,
Once a fair and stately palace-
Radiant palace- reared its head.
In the monarch Thought’s dominion-
It stood there!
Never seraph spread a pinion
Over fabric half so fair!

Banners yellow, glorious, golden,
On its roof did float and flow,
(This- all this- was in the olden
Time long ago,)
And every gentle air that dallied,
In that sweet day,
Along the ramparts plumed and pallid,
A winged odor went away.

Wanderers in that happy valley,
Through two luminous windows, saw
Spirits moving musically,
To a lute’s well-tuned law,
Round about a throne where, sitting
(Porphyrogene!)
In state his glory well-befitting,
The ruler of the realm was seen.

And all with pearl and ruby glowing
Was the fair palace door,
Through which came flowing, flowing, flowing,
And sparkling evermore,
A troop of Echoes, whose sweet duty
Was but to sing,
In voices of surpassing beauty,
The wit and wisdom of their king.

But evil things, in robes of sorrow,
Assailed the monarch’s high estate.
(Ah, let us mourn!- for never morrow
Shall dawn upon him desolate!)
And round about his home the glory
That blushed and bloomed,
Is but a dim-remembered story
Of the old time entombed.

And travellers, now, within that valley,
Through the red-litten windows see
Vast forms, that move fantastically
To a discordant melody,
While, like a ghastly rapid river,
Through the pale door
A hideous throng rush out forever
And laugh- but smile no more.

<< Stances à Hélène | Poèmes de Poe | Eulalie >>

Dernière modification le 03 décembre 2008 à 00h20