Le Ver vainqueur

Page créée le 12 avril 2007 à 22h42 par François Direz print pdf

Le Ver vainqueur

Voyez ! c’est nuit de gala dans ces derniers ans solitaires ! Une multitude d’anges en ailes, parée du voile et noyée de pleurs, siége dans un théâtre, pour voir un spectacle d’espoir et de craintes, tandis que l’orchestre soupire par intervalles la musique des sphères.

Des mimes avec la forme du Dieu d’en haut chuchotent et marmottent bas, et se jettent ici ou là - pures marionnettes qui vont et viennent au commandement de vastes choses informes lesquelles transportent la scène de côté et d’autre, secouant de leurs ailes de Condor l’invisible Malheur.

Ce drame bigarré - oh ! pour sûr, on ne l’oubliera ! avec son Fantôme à jamais pourchassé par une foule qui ne le saisit pas, à travers un cercle qui revient toujours à une seule et même place ; et beaucoup de Folie et plus de Péché et d’Horreur font l’âme de l’intrigue.

Eteintes ! - éteintes sont les lumières - toutes éteintes ! et, par-dessus chaque forme frissonnante, le rideau, mortuaire drap, descend avec un fracas de tempête, et les anges, pallides tous et blêmes, se levant se dévoilant, affirment que la pièce est la tragédie l’Homme et sôn héros le Ver Vainqueur.

Mais voyez, parmi la cohue des mimes, faire intrusion une forme rampante ! Quelque chose de rouge sang qui sort en se tordant, de la solitude scénique ! se tordant - se tordant : avec de mortelles angoisses les mimes deviennent sa proie et les séraphins sanglotent de ces dents d’un ver imbues de la pourpre humaine.

SCOLIE

par Stéphane Mallarmé

" Juste au milieu de la nuit, pendant laquelle elle mourut, elle m'appela avec autorité auprès d'elle, et me fit répéter certains vers composés par elle peu de jours auparavant. Ces vers les voici. "

Suivent sans titre les cinq stances intitulées dans les poëmes : LE VER VAINQUEUR.

- " O Dieu ! cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de réciter ces vers, - ô Dieu ! ô Père céleste ! - Ces choses s'accompliront-elles irrémissiblement ? - Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de toi ! Qui donc connait les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur. L'homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa propre volonté ". Histoires Extraordinaires. - LIGEIA. - Traduction de Charles Baudelaire.

Ces strophes ont-elle précédé leur insertion dans le conte favori de Poe ; ou n'en devons-nous la musique étrange qu'à l'exaltation ici prêtée par le poëte : un problème pour la solution de quoi manquent les documents.

Le Ver conquérant

Traduction de Charles Baudelaire

Voyez! c'est nuit de gala
Depuis ces dernières années désolées!
Une multitude d'anges, ailés, ornés
De voiles, et noyés dans les larmes,
Est assise dans un théâtre, pour voir
Un drame d'espérance et de craintes,
Pendant que l'orchestre soupire par intervalles
La musique des sphères.

Des mimes, faits à l'image du Dieu très-haut,
Marmottent et marmonnent tout bas
Et voltigent de côté et d'autre;
Pauvres poupées qui vont et viennent
Au commandement des vastes êtres sans forme
Qui transportent la scène ça et là,
Secouant de leurs ailes de condor
L'invisible Malheur!

Ce drame bigarré! oh! à coup sûr,
Il ne sera pas oublié,
Avec son Fantôme éternellement pourchassé
Par une foule qui ne peut pas le saisir,
A travers un cercle qui toujours retourne
Sur lui-même, exactement au même point !
Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché
Et d'Horreur font l'âme de l'intrigue!

Mais voyez, à travers la cohue des mimes,
Une forme rampante fait son entrée!
Une chose rouge de sang qui vient en se tordant
De la partie solitaire de la scène!
Elle se tord ! elle se tord ! — Avec des angoisses mortelles
Les mimes deviennent sa pâture,
Et les séraphins sanglotent en voyant les dents du ver
Mâcher des caillots de sang humain.

Toutes les lumières s'éteignent, — toutes, toutes!
Et sur chaque forme frissonnante,
Le rideau, vaste drap mortuaire,
Descend avec la violence d'une tempête,
— Et les anges, tous pâles et blêmes,
Se levant et se dévoilant, affirment
Que ce drame est une tragédie qui s'appelle l'Homme.
Et dont le héros est le ver conquérant.

(in Ligeia, Histoires extraordinaires, Edgar Allan Poe)

The Conqueror Worm

Lo! ’t is a gala night
Within the lonesome latter years!
An angel throng, bewinged, bedight
In veils, and drowned in tears,
Sit in a theatre, to see
A play of hopes and fears,
While the orchestra breathes fitfully
The music of the spheres.

Mimes, in the form of God on high,
Mutter and mumble low,
And hither and thither fly —
Mere puppets they, who come and go
At bidding of vast formless things
That shift the scenery to and fro,
Flapping from out their Condor wings
Invisible wo!

That motley drama — oh, be sure
It shall not be forgot!
With its phantom chased for evermore,
By a crowd that seize it not,
Through a circle that ever returneth in
To the self-same spot,
And much of Madness, and more of Sin,
And Horror the soul of the plot.

But see, amid the mimic rout
A crawling shape intrude!
A blood-red thing that writhes from out
The scenic solitude!
It writhes! — it writhes! — with mortal pangs
The mimes become its food,
And seraphs sob at vermin fangs
In human gore imbued.

Out — out are the lights — out all!
And, over each quivering form,
The curtain, a funeral pall,
Comes down with the rush of a storm,
While the angels, all pallid and wan,
Uprising, unveiling, affirm
hat the play is the tragedy, "Man,"
And its hero the Conqueror Worm.

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Dernière modification le 06 novembre 2008 à 12h20