Les Deux Perdrix
LES DEUX PERDRIX
UN Champenois, nommé Jean Mathurin,
bon économe et se levant matin,
avait acquis trois arpents, que Pomone
enrichissait tous les ans de ses fruits.
Tout prospérait dans ce riant pourpris,
qu'avec l'osier l'aubépine environne,
et qui souvent sert d'asile aux perdrix.
Le villageois à l'oiseau rouge ou gris
n'avait osé faire encore la guerre,
se rappelant que feu Jean son grand-père
pour un lapin avait ramé cinq ans.
Pourtant, un soir, Jean met des nœuds coulants ;
le lendemain, en visitant ses terres,
il aperçoit deux perdrix prisonnières.
Sous son sarrau le fortuné chasseur
les cache et court les porter à sa femme :
«tiens, lui dit-il, nous allons, sur mon âme,
goûter tous deux du gibier du Seigneur.
Pour que la fête aujourd'hui soit complète,
reprend la femme, invite le pasteur ;
c'est un brave homme, il est pour nous tout cœur,
et par delà je crois qu'il est prophète :
il m'a promis dans neuf mois un poupon,
et je commence à voir qu'il a raison.
S'il ne m'eût pas dit plus d'un évangile,
notre maison pouvait être stérile.
Pour l'inviter, allons, mets ton habit,
cours et reviens avec grand appétit.
Le mari part. L'active ménagère
a mis en broche, et, pour tromper sa faim,
chante, en tournant, plus d'un joyeux refrain.
Le rôt est cuit. « Bon, se dit la commère,
Jean n'est pas là ; si je mangeais ma part,
en l'attendant, puisqu'il rentre si tard ?
Un dîner froid est pour moi maigre chère. »
Marie alors débroche un des oiseaux,
prend une cuisse, et puis l'autre, et puis l'aile :
en quatre tours l'appétit de la belle
de la perdrix n'a laissé que les os.
Point de mari. « Mais quelle indifférence
pour ces perdreaux d'un goût si merveilleux !
Moi, j'ai pour eux si forte désirance,
que, si j'osais... Mais non, un seul pour deux,
ce n'est pas trop. Pour prendre patience,
suçons le cou : c'est ne faire aucun tort.
Dieu quel fumet ! Oh ! Je me suis trompée
en choisissant. Dussé-je être frappée,
les deux perdreaux auront le même sort. »
A belles dents, et d'un plaisir extrême,
vite et si bien elle le dépeça,
que j'aurais craint même pour un troisième.
Le repas fait, le mari seul rentra :
«notre pasteur est des bonnes parties ;
il va venir. Et nos perdrix rôties ?
Hélas ! Mon homme, il n'y faut plus compter.
Un maudit chat vient de les emporter.»
A ce discours, le manant incrédule
court sur sa femme, et de son bras d'Hercule
va l'assommer, quand celle-ci lui dit :
« ne vois-tu pas, butor, que je plaisante ?
Entre deux plats les perdrix en l'attente
sont près du feu ; pourquoi donc tant de bruit ?
Tant mieux, dit-il, car, par la sainte Église !
Tu les payais un peu plus qu'au marché.
Ça, dépêchons ; que la nappe soit mise
en un moment ; je ne suis plus fâché.
Faut-il t'aider ? » Aussitôt de l'armoire
sort à la hâte et le lin demi-blanc,
et la faïence, et le couteau d'ivoire.
« Dis-donc, mon homme, il est bien peu tranchant
pour découper un morceau si friand ;
va dans la cour l'aiguiser sur la pierre.
- Non, répond Jean, je suis las et j'ai faim.»
Pour l'éloigner, l'autre ayant son dessein,
insiste et gronde. «Allons, pas de colère,
dit le mari. Paix ! Ne nous fâchons pas :
car, après tout, en quelques tours de meule,
je le rendrai coupant comme un damas 9.»
Comme il sortait, le pasteur entre, et, seule
trouvant Marie, il lui prend un baiser ;
puis, caressant une taille arrondie :
«avant neuf mois, je vous l'ai dit, ma mie,
c'est un garçon que je veux baptiser.»
L'autre, affectant une douleur extrême :
« ne parlez plus de noce et de baptême,
curé, car Jean dans ses lacs vous a pris :
vous êtes mort. Que dîtes-vous, commère ?
Votre mari sort de mon presbytère,
pour m'inviter à manger des perdrix.
Ah ! Mon ami, c'est une tromperie :
il n'est ici ni perdrix, ni perdreau.
Jean est jaloux ; voyez-vous le couteau
que sur la meule aiguise sa furie ?
C'est pour couper... » Là s'interrompt Marie.
« Et quoi couper ? » dit le prêtre alarmé.
L'autre, sans prendre indulgence de Rome
pour bien mentir, répond : « Jean n'est armé
que contre vous ; et vous cessez d'être homme
s'il peut, dit-il, vous tenir prisonnier.
Fuyez avant qu'il monte l'escalier. »
Pâle et tremblant, sans demander son reste,
le curé fuit, et près du rémouleur,
en frissonnant, il glisse d'un pied leste.
« Qu'a donc à fuir notre pasteur ? »
se disait Jean ; quand sa femme à la porte
lui crie : « arrête, arrête le voleur
et nos perdrix qu'à ta barbe il emporte ! »
A ces mots, Jean, que l'appétit transporte,
vole après lui, son couteau dans la main :
« pour vous punir de votre gourmandise,
j'irai, curé, vous les prendre à l'église. »
L'autre, qui sent le métal assassin,
double le pas, chez lui se jette enfin ;
puis, du grenier entr'ouvrant la fenêtre,
il lui cria : « Dieu merci ! Méchant traître,
de ton couteau maintenant je me ris ;
ce que tu veux est nécessaire au prêtre :
la loi le dit. Adieu ! Pour être amis,
plus ne m'invite à manger des perdrix. »
Louis de Chevigné, Les Contes rémois (1829)
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